Paratexte comme un outil pour une traduction postcoloniale: Une étude de la traduction française de The God of Small Things.
M. Rupam Datta, Assistant Professor, Amity University, Kolkata
Abstract :
Dans le cadre de la traductologie, le domaine de l’analyse des paratextes est souvent négligé, ce qui n’est pas surprenant étant donné que les paratextes n’existent qu’à la périphérie du texte et sont donc considérés un élément marginal du texte littéraire.
La préface comme un paratexte d’une œuvre traduite a un grand apport pour introduire une œuvre ainsi que l’auteur au lecteur étranger. Dans le cadre d’une œuvre traduite, la préface est essentielle car elle aide à mieux comprendre: 1. le contexte socioculturel et linguistique de l’ouvrage qui est souvent méconnu chez des lecteurs étrangers 2. Expliquer la stratégie de traduction à leurs lecteurs. Ainsi, les traducteurs cherchent à justifier (1.1) leur sélection de textes et d’auteurs, ainsi que (1.2) les stratégies spécifiques qu’ils ont utilisées pour surmonter les défis de la traduction.
L’hybridité culturelle et linguistique des romans indiens de langue anglaise pose un ensemble de défis aux lecteurs français qui deviennent encore plus insurmontables en l’absence d’une préface du traducteur.
Cet article vise à mener une analyse pour mieux comprendre: comment l’absence de préface du traducteur dans les romans indiens de langue anglaise influence la compréhension des lecteurs et comment la préface du traducteur pourrait jouer un rôle important non seulement pour faciliter la réception d’une œuvre traduite en fournissant des informations contextuelles aux lecteurs, mais aussi en rendant le traducteur plus visible.
Keywords : Paratexte, Traduction, Postcoloniale, Roman, Culture
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“The word ‘translation’ comes, etymologically, from the Latin for ‘bearing across’. Having been borne across the world, we are translated men. It is normally supposed that something always gets lost in translation; I cling, obstinately to the notion that something can also be gained.”
Salman Rushdie
Dans son essai « Imaginary Homelands», Salman Rushdie démontre l’importance de l’anglais pour l’écrivain britannique indien et, au même temps il réexamine la signification étymologique du mot «traduction», ainsi offrant l’une des meilleures analogies pour son travail:
“(The word ‘translation’ comes, etymologically, from the Latin for ‘bearing across’. Having been borne across the world, we are translated men. It is normally supposed that something always gets lost in translation; I cling, obstinately, to the notion that something can also be gained.)”1
Néanmoins, il est important de souligner que Rushdie a mis cette déclaration entre parenthèses comme si son point de vue est marginal et exclu de son essai tout comme le statut d’un traducteur qui reste marginal la sphère littéraire. La métaphore de « translated men » de Rushdie dénote les romanciers indiens de langue anglaise qui font partie d’un espace hétéroclite de métissage linguistique, culturel, sociale. Comme Rushdie, dans les années 90 Susan Bassnett et André Lefevere annoncent le «tournant culturel» des études de traduction qui va ouvrir la voie à de nouvelles perspectives dans “postcolonial turn” de traductologie. Ce qui différencie les approches postcoloniales de la traduction des autres anciennes approches de traductologie, c’est qu’elles examinent les rencontres interculturelles dans des contextes marqués par des relations de pouvoir inégal. C’est là que résident leurs forces. Cette approche a mis en lumière le rôle du pouvoir dans la production et la réception de la traduction. À la fin du XXe siècle, les concepts de littérature et de traduction postcoloniale ont suffisamment fusionné pour justifier une reconsidération plus sérieuse de la théorie et de la pratique de la traduction postcoloniale. L’œuvre de Salman Rushdie, qui s’étend sur plus de quatre décennies, assure un terrain propice de croisement entre le traductologie postcoloniale et la littérature postcoloniale.
Des études sur la traduction des œuvres indiennes rédigées en anglais, de même que d’autres œuvres indiens, ont conclu que les spécificités culturelles des œuvres sont souvent conservées lorsqu’elles sont traduites en langues européennes, afin de préserver leurs éléments typiques. Cet article élargit ce champ d’analyse aux éléments qui se trouvent autour de la traduction française du chef d’œuvre D’Arundhati Roy The God of Small Things. Il explore les paratextes (mises en page, titres, images de couverture, textes de présentation et préfaces, note de bas de page, glossaire etc.) de romans indiens en anglais et traduits en français pour découvrir comment ce roman est présentés au public français, en d’autres termes, comment le public cible est supposé recevoir les œuvres. Nous allons dévoiler si les perceptions de l’Inde ont influencé la présentation et la commercialisation des œuvres. Les paratextes du roman source et du roman cible ont été extraits et comparés pour découvrir des pratiques récurrentes dans les paratextes cibles et établir s’il y a eu des références à la culture indienne.
Souvent les romans indiens en anglais sont commercialisés en mettant en avant leur aspect exotique. En outre, les images d’Inde ont non seulement influencé la présentation et la commercialisation des romans, mais ont également joué un rôle décisif lors du choix d’un roman indien à traduire en français. Cette manière de présenter les romans indiens au public français renforce les images clichées de l’Inde. Elle minimise les aspects esthétiques de ces romans et oblige le lecteur de s’engager avec les romans indiens uniquement de ce point de vue.
Les caractéristiques du paratexte
Le « paratexte » ou la « paratextualité » est un concept tout à fait novateur. Le terme désigne tous ces dispositifs et conventions “liminaires”, c’est-à-dire qui se trouve au seuil du texte et qui facilite une médiation complexe entre le livre, l’auteur, l’éditeur et le lecteur. En fait, le”paratexte” se compose de tous ces textes verbaux ou parfois certains textes non verbaux, qui entourent le texte principal et sans lesquels l’identité même du texte ou bien du texte comme une œuvre va se perdre. Il peut exister sous différentes formes telles que le titre, la préface, le sous-titre, les notes, etc.
L’importance théorique du “paratexte” provient du fait que souvent le “paratexte” fonctionne comme une sorte de grille d’interprétation pendant la lecture et d’interprétation de l’œuvre. Selon Genette La fonction principale du paratexte est d’être au service du texte (Genette 1987)2: il informe, convainc, asserte, argumente, bref il influence l’opinion du lecteur et agit sur lui pour essayer de modifier ses représentations ou son système de croyances dans la direction voulue par l’auteur du texte. Il s’insère donc dans un moyen de communication particulière et comprend à ce propos plusieurs outils qui contribuent à l’augmentation, à l’annonce et à la promotion d’œuvre original.
L’importance de la préface dans l’œuvre traduite.
Mais la marque d’un traducteur est omniprésente dans le livre. La traduction reflète sa personnalité. La traduction n’étant jamais une opération neutre, il convient de mettre en évidence les interventions du traducteur réalisées dans le cadre de son appartenance à telle ou telle culture. Dans une traduction, le traducteur est aussi important que l’auteur. C’est d’abord un lecteur puis un traducteur. Le rôle de la lecture devient un élément décisif surtout en cas de la traduction des poèmes. Une lecture erronée rend une traduction non seulement défectueuse mais pernicieuse aussi pour l’auteur du texte original. Un traducteur représente aux lecteurs la richesse de la langue source. Le traducteur constitue, par son activité traduisante, l’identité de sa propre culture et le moyen de faire entendre sa voix est la préface ou l’introduction du livre traduit. Dans la préface, il a non seulement l’occasion d’expliquer sa méthodologie mais aussi de renseigner son lecteur à propos de l’auteur. Si l’auteur est inconnu dans le milieu cible, le traducteur influence son public visé et forme une identité de cet auteur à partir de sa propre compréhension et de son interprétation de son œuvre. Il a l’occasion de manipuler l’image de l’auteur à son gré. En tenant compte du lecteur, de ses compétences, de ses attentes et de ses pratiques de lecture, le traducteur introduit l’auteur et son œuvre dans la culture cible. Ici, il faut mentionner Antoine Berman qui dit :
Chaque fois qu’un traducteur se fixe pour but une telle « introductions il est conduit à faire des « concessions » au public, précisément parce qu’il s’est donne pour horizon le public. […] Cela signifie qu’il y a un déséquilibre inhérent à la communication, qui fait qu’elle est régie a priori par le récepteur, ou l’image que l’on s’en fait. D’où vient que la communication visant à « faciliter » l’accès d’une œuvre soit nécessairement une manipulation […]3
L’absence des éléments paratextuels dans la traduction de The God of Small Things :
En 1997 où le premier roman d’Arundhati Roy a remporté le prestigieux Booker Prize, équivalent du Prix Goncourt en France, elle était encore un auteur inconnu pour le public français qui est évidente dans cette Critique littéraire s’intitulé « Le Dieu des petits riens », d’Arundhati Roy : la route la plus directe vers l’Inde » publié le 24 avril 1998 dans le journal Le Monde :
Lentement, trop lentement, l’immense continent des littératures indiennes se découvre à nos yeux.Il y a cent raisons à cette lenteur, à commencer par le foisonnement, autour de l’antique base sanskrite, de langues et de cultures que l’on dit « régionales ». Régionales à l’échelle de l’Inde, s’entend ; c’est-à-dire partagées par des dizaines de millions de personnes. Une foule de langues et une foule à peine moins nombreuse d’écritures, même si, aujourd’hui encore, l’écriture n’est pas, en Inde, le seul support de l’œuvre littéraire. […] Tant de richesse nuit ; la diversité s’exporte mal. L’Inde est si compliquée qu’il nous faut pour l’aborder des routes simples. La plus aisée est celle qui passe par la langue anglaise. Depuis le XIXe siècle, elle a remplacé le persan comme langue des élites. Paradoxalement, elle a été le meilleur agent de propagation des idées nationalistes ; Gandhi écrivait en anglais. Comme Sri Aurobindo, comme Tagore, qui retraduisait ses textes du bengali, comme Narayan ou Murkherjee ou Anita Desai. Comme la majeure partie des écrivains indiens qui ont réussi à se faire connaître du public occidental. Cela nous donne sans doute une représentation assez fausse de la littérature du sous-continent. Nous risquons de prendre pour le tout ce qui est l’expression d’une partie.4
En général dans la préface de la traduction de l’œuvre d’un nouvel auteur, le traducteur essaie de découvrir le contexte culturel, religieux et social de l’œuvre originale pour son lecteur cible. Mais la traduction française de God of Small Things manque une préface de traducteur et ainsi le traducteur Claude Demanuelli n’a pas discuté sa stratégie de la traduction. L’histoire de la traductologie démontre que, pendant longtemps, les préfaces des traducteurs aux œuvres littéraires et philosophiques canoniques ont fait partie intégrante du corpus théorique des écrits sur la traduction qui a constitué la théorie traditionnelle de la traduction. Les érudits, les écrivains, les philosophes ou les théologiens les plus accomplis ont également fait usage de leur autorité pour établir des lignes directrices, voire des normes, sur la manière de bien traduire. Cet état de choses a considérablement changé après la première moitié du XXème siècle. Les préfaces des traducteurs se sont raréfiées – du moins dans les cultures européennes – suite au développement des études linguistiques, littéraires et culturelles et l’émergence des études de traduction en tant que discipline moderne qui a remplacé le discours traductologique traditionnel quelque peu vague et subjectif. En un sens, et paradoxalement, cette relative rareté des préfaces traduites récentes a rendu les traducteurs plus invisibles qu’auparavant (bien que leur nombre ne cesse d’augmenter) et a creusé le fossé entre théoriciens et praticiens. Jeremy Munday remarque qu’en raison de ce manque relatif de préfaces, une grande partie du travail nécessaire à la production d’une traduction, c’est-à-dire l’expérience et les recherches du traducteur ainsi que le processus réel de composition de la traduction, est perdu.5
En ce qui concerne les lecteurs français, dès le début du roman, ils plongent dans la diversité religieuse ethnique culturelle sociale et économique de l’Inde. Lors de premier lecture du roman, ce qui frappe les lecteurs français c’est le nombre de détails entremêlés : les incidents avec un lien direct avec l’histoire indienne, des personnages indiens qui encore perpétuent l’héritage du l’influence culturelle du monde anglo-saxon, les allusions mythologiques, des problèmes liés au système des castes en Inde ; tous ces éléments esquisse un portrait de cette société indienne dans l’Etat du Kerala qui est un «mélange entêtant de marxisme à l’orientale et d’hindouisme orthodoxe corsé d’une pointe de démocratie».6
Alors les lecteurs français doivent déchiffrer ces contextes socioculturels et géopolitiques de l’Inde qui font partie intégrante de The God of Small Things. Comme tous les romans postcoloniaux, le texte de The God Of Small Things est émaillé de références intertextuelles au canon littéraire, à l’instar de ce que l’on trouve par exemple dans les références de ce qu’on l’appelle Les Petits Riens dans ce roman : Vêtements, objets, possessions, apparemment anodins, sont des signes d’appartenance à un milieu social donné. Le rocking-chair et les costumes sur mesure de Pappachi, le violon de Mammachi, l’aviron, souvenir des années d’université de Chacko, la voiture (la Plymouth dont on est si fier) sont pour la famille autant de signes de richesse que les bagues, pantalons et cigarettes pour cet inconnu de la gare de Cochin : « A thick-lipped man with rings, cool in white, bought Scissors cigarettes from a platform vendor »7. Les photographies et diplômes chez Pillai sont aussi des signes évidents de statut social : « Comrade Pillai’s SSLC, BA and MA certificates were framed and hung on the wall behind her head »8. Grace à ces aspects intertextuels, la traduction de The God of Small Things qui manque une préface du traducteur, s’avère une lecture difficile pour les lecteurs non-initiés. Une préface des traducteurs se sert comme un lien principal entre les écrivains et lecteurs étrangers. Les préfaces des traducteurs sont importantes car elles fournissent des informations concernant le texte original et l’auteur, par exemple, des informations sur les personnages, mais informent également du passé de l’auteur et puisque des informations biographiques de l’auteur est aussi pertinentes pour les lecteurs.
Finalement, l’absence d’un glossaire des mots malayalams qu’Arundhati Roy utilise en abondance dans son roman, pose un défi insurmontable chez les lecteurs français. C’est dans cette optique que se pose comme un vrai défi le problème de la traduction The God of Small Things, où l’interférence des langues indiennes telle que hindi et malayalam s’affiche nettement à tous les niveaux langagiers vers une troisième langue telle que, par exemple, le français. Ici le traducteur est obligé de rompre la dichotomie traditionnelle « langue source » – « langue cible » pour y inclure encore une langue vernaculaire véhiculant les concepts spécifiques de la culture source et un concept propres aux locuteurs indiens. Dans notre cas, les éléments constitutifs de cette triade sont les mots hindis et malayalams comme langue source, le français comme langue cible et la culture indienne comme culture source. Parfois, le traducteur évite l’utilisation d’emprunts en intégrant l’explication dans le corps du texte. Mais Claude Demanuelli emploie l’emprunt pour traduire les mots comme Paravan, mundu, Inquilab Zindabad! Orkunnilley et ainsi de suite. Sans un glossaire qui explique la signification et contexte culturelle de ces mots hindi et malayalam, la tâche de déchiffrage du texte pour le lecteur français’ s’avère extrêmement difficile car la culture source a une origine tout à fait différente. Dans ce contexte on peut citer Gérard Genette
« Le paratexte est donc pour nous ce à quoi un texte se fait livre et se propose comme tel a ses lecteurs et plus généralement au public. Plus d’une limite ou d’une frontière étanche ou (…) d’un vestibule qui offre a tout un chacun la possibilité d’entrée ou de rebrousser chemin2». Une telle analyse justifie notre démarche consistant à privilégier une étude approfondie du paratexte de ces romans en question.9
Ainsi pourrait-on dire en guise de conclusion que, Claude Demanuelli essaie d’emmener la culture de départ dans le texte d’arrivée en gardant certains éléments socio-culturels comme les proverbes, les dialectes et les parlers populaires, les expressions en hindi et malayalam. Mais, il est essentiel de comprendre le sens pour bien apprécier l’altérité, l’étrangeté du texte-source. Pour surmonter le défi de l’intraduisibilité du texte source le traducteur des littératures postcoloniales doivent employer intensivement les paratextes.
1Rushdie, Salman. Imaginary Homelands: Essays and Criticism, 1981-1991. London: Granta/Penguin, 1992. p. 13
2Genette, Gérard: Seuils. Paris: Éditions du Seuil, 1987.p. 14
3Ibid.
5 MUNDAY, Jeremy. Introducing translation studies. United Kingdom, Routledge, 2001. p. 152.
6Roy, Arundhati,The God of Small Things. London: Penguin Books, 2002. Print. p 31
7 Ibid. page 302.
8 Ibid. p. 269
9 Gérard Genette, Seuils, Editions Seuil, 1987, p.7.